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Coccinelle et Clémentine
4 avril 2008

Notes

 

Il y a les notes de mon père, graves, mélancoliques, du Schubert presque toujours ; il noie ses erreurs dans des pédales que je trouve peu élégantes, il chante parfois les noms des notes par-dessus. Je suis petite, je suis toute petite et j'habite sous le piano à queue, sur le tapis gris, le bois et les cordes, libérées des étouffoirs, résonnent tout entiers autour de moi, je me laisse entourer et envahir par ces sons puissants. Et parfois une phrase s'emporte, parfois je sens toute la profondeur d'une mélodie, qui m'emmène loin à l'intérieur de moi ; je sens un peu de la mélancolie vaguement morbide de mon père, et cette sensation amère et pinçante qu'il préférerait être loin, ou ailleurs, et qu'il l'est, d'ailleurs.
J'en viendrai à redouter ces moments. Je ne tiens plus sous le piano à queue, sur le tapis gris. Mon père fait des fautes. Il chante (faux) les noms des notes par-dessus. Il choisit des morceaux graves, mélancoliques, du Schubert presque toujours. Ses pédales manquent d'élégance et ne sont là que pour masquer ses manques à lui. Je sais qu'il est loin, et ailleurs.

 

Il y a les notes de ma sœur, joyeuses, tumultueuses, virevoltantes, virtuoses, je suis petite et je tiens à côté d'elle sur le tabouret, je regarde ses mains s'agiter et ses doigts jouer avec une habileté qu'elle ne tient pas de son père, manifestement, je suis les notes sur la partition, je lui tourne les pages. Jamais elle n'approfondit un morceau, elle les enchaîne les uns après les autres, tout, n'importe quoi, Bach, Beethoven, Schubert, Debussy, jamais elle ne cherche la sensibilité, elle a ce don incroyable de tout déchiffrer en lisant au fur et à mesure, et des centaines de partitions entassées, elle peut quasiment tout jouer. J'aimerais être comme elle.
J'en viendrai à redouter ces moments. Je ne tiens plus à côté d'elle sur le tabouret et ma place est à côté. Je lui tourne les pages et je vois ses mains qui s'agitent et qui virevoltent, avec un talent que je n'ai pas. Elle peut tout jouer, Bach, Beethoven, Schubert, Debussy. Ses morceaux tumultueux sont bruyants et j'aimerais parfois qu'elle ajoute, çà et là, une respiration, une nuance, sa virtuosité est vertigineuse et je ne m'y retrouve pas. Je ne serai jamais comme elle.

Il y a les notes du bourreau. Ces heures, une fois par semaine, alors que sur Antenne 2 passe Clémentine, et que le magnétoscope tourne. Je suis petite, je dois me lever pour lui laisser descendre et éloigner le tabouret. Il joue alors des morceaux parmi lesquels je dois choisir celui que je vais travailler les semaines suivantes. En général, je le laisse jouer autant que possible, ne manifestant jamais ma préférence, parce que pendant ce temps-là je ne joue pas, je ne suis pas torturée, je ne pleure pas, je n'emmagasine pas tout ce mal. Pendant ce temps-là il ne me touche pas. Ses morceaux sont graves et bruyants, ses mains virtuoses s'agitent, mais jamais avec légèreté, il choisit du Beethoven toujours, mais je ne veux pas, il chante (faux) par-dessus ses notes en balançant son tronc au rythme de sa musique martelée. Je le déteste.
J'en viendrai à redouter ces moments. Ces moments qui ne sont plus la paix recherchée. Il sait ce que je fais en le laissant jouer tous ces morceaux, il ne se fait plus prendre, il n'en choisit que deux ou trois, du Beethoven toujours, mais je ne veux pas. Pendant ce temps-là ma haine se nourrit au rythme de ses notes lourdes et martelées, de ces notes fausses marmonnées, de son tronc qui se balance. J'aimerais lui faire du mal, lui dire toute la douleur qui m'a martelée et me martèlera longtemps.

 

Il y a mes notes à moi. Je suis petite, mes pieds ne touchent pas les pédales. Je découvre les harmonies, les mélodies qui se suivent et se mélangent, je découvre comment certaines notes ouvrent des portes à l'intérieur de moi, comment je peux y entrer et m'en servir pour apporter des couleurs à ce que je joue. Je joue toujours doucement, trop doucement. Je ne joue jamais mieux que quand je suis seule à la maison. Quand mon père n'est pas là pour souligner mes fautes, que ma mère n'est pas là pour m'ignorer, que ma sœur n'est pas là pour prendre la place et jouer tout mieux que moi.
J'en viendrai à redouter ces moments. Je ne joue plus que quand je suis seule à la maison. Je ne travaille plus. Mes pieds touchent tellement les pédales que mon pied droit enfonce de toutes ses forces la pédale douce. Je joue trop doucement mais je veux jouer encore plus doucement. Devenir inaudible. Tout ce que j'exprime ne dépasse plus le cercle de mon être. Je ne joue plus que pour moi, et je joue mal. Et pourtant parfois, du Debussy toujours, certaines notes ouvrent des portes à l'intérieur de moi, et là rien n'a bougé, au contraire, tout a fleuri, tout s'est accentué, une sensibilité qui étouffe à l'intérieur, mais je joue doucement, trop doucement.

Je n'ai pas de Beethoven pour illustrer mon 3ème paragraphe

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Commentaires
M
Alors voila: J'ai lu cette note quelques heures après que tu l'ai mise en ligne et j'ai été une fois de plus muet. Mais je ne peux pas laisser une note comme ça sans laisser une trace. Alors meme si c'est des banalités, j'ai aimé la lire. J'aime bien parce que tu as reussit a traduire en mots la musique (ce qui était je pense l'idée...oui j'ai prévenue mon commentaire enfonce des portes ouvertes). J'aime comme chacun de ces paragraphes apportent une point de vue different, une variation sur le meme theme (houla, j'ai fait un effort!).<br /> Et puis j'ai appris comme ça que tu savais jouer du piano c'est peut-être un détail pour toi, mais pour moi ça veut dire beaucoup (référence huhu).<br /> Peut-etre qu'un jour tu arriveras a chasser ces fantomes et tu pourras jouer un peu moins trop doucement :)
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