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Coccinelle et Clémentine
5 décembre 2010

That's just what you are

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Jørgina and Marie Stang (@   Fylkesarkivet i Sogn og Fjordane)

 

Elle est venue nous rendre visite quelques jours, en octobre, juste quand nous rentrions de vacances et que nous avions quelques jours supplémentaires pour souffler. Bien sûr, du coup ça tombait assez mal, parce qu'il était évident que "souffler" serait impossible en sa présence. C'est comme ça. Et ça l'a toujours été.
Mais je ne pouvais rien dire, je l'ai détestée si longtemps, et je me sens toujours si responsable quand il lui arrive quelque chose de mal ou de triste, depuis ce jour où sa tête a heurté le carrelage de la cuisine et que je l'ai vue, secouée de spasmes dans une mare de sang, si bien qu'aujourd'hui je suis toujours obligée de faire l'effort d'être gentille. Compréhensive. Pas un mot plus haut que l'autre à son égard, sans quoi je serais une tortionnaire, ou coupable de lèse-majesté. Dans les faits, d'ailleurs, il suffit que je me montre un peu sarcastique pour qu'elle m'accuse d'être méchante. Bien sûr elle ne sait pas à quel point je prends sur moi pour ne pas montrer davantage à quel point elle m'exaspère et m'épuise.
Je l'ai accompagnée ça et là, pendant ces quelques jours, toujours partagée entre des sentiments bien distincts : une part de vraie compassion, et peut-être même d'amour, parce qu'elle est une des seules personnes avec qui je partage beaucoup de références, et, forcément, une histoire commune, et que je comprends peut-être mieux que personne sa façon d'être, ses nerfs à fleur de peau, sa sensibilité extrême qui la rend intolérante. Parce qu'elle est une Blanche et que je suis une Stella. Et puis une part de haine, parce que je ne supporte pas son égocentrisme, sa manière de parler de tout et n'importe quoi sans cesse, de tout ramener à elle, d'exiger des autres l'impossible. De sa vanité.
Au bout de quelques jours, épuisée et vidée mais tâchant toujours de ne pas le montrer, de ne pas la blesser, je l'ai regardée. Je me suis dit "C'est face à elle que tu te retrouveras, à la mort de ton père, de ta mère. Dans ces moments difficiles et indicibles, c'est avec elle que tu partageras tout. Ce sera la seule à vraiment pouvoir comprendre ce que tu ressens, et tu seras la seule, peut-être, à être là pour elle." Et ça m'a paru insupportable, détestable, mais inévitable.

Quelques semaines plus tard lors de ses inénarrables coups de téléphone où, comme pour le reste, je n'arrive jamais à mettre de limites, à dire "Excuse-moi, j'ai autre chose à faire, on se rappelle plus tard", ou, quand je le fais, elle ne l'entend pas et continue à me parler de sa vie, des petits détails de sa vie que j'en suis venue à haïr, j'ai senti l'énervement monter. Elle m'annonce qu'elle vient passer le nouvel an à Paris, oh bien sûr, pas pour venir chez moi, juste comme ça, avec une copine. Oh bien sûr elle a pris un hôtel pas loin de chez nous, mais simplement parce que c'est plus pratique, pour les lignes de métro. Et puis elle me questionne sur les horaires de certains restaurants pour y passer la soirée. Oh, pas n'importe lesquels, non, mes restaurants fétiches, uniquement.
Il y a quelques mois, elle s'achetait un ukulélé, "juste comme ça".
Il y a quelques semaines, elle offrait à ma mère un agenda, alors qu'elle sait très bien que je lui en offre un à chaque Noël depuis des années, que c'est devenu une tradition.
Alors quand mon ton est monté, elle a pris la mouche. Dépassée par une migraine pénible, dont je l'avais pourtant avertie au début du coup de fil - mais l'a-t-elle seulement entendu - j'ai continué à me montrer désagréable, jusqu'à raccrocher brutalement.
Et à me sentir terrifiée; soudainement. Elle allait m'en vouloir. Se sentir mal. A cause de moi. Qu'allait-il lui arriver ?

S'en sont suivis plusieurs jours de silence. Pas d'appels, pas de sms, rien.
Pour moi, le soulagement a remplacé l'inquiétude.

A la venue de mes parents chez nous la semaine dernière, le contact s'est vaguement renoué, par leur intermédiaire, mais pas réellement.
Et puis elle m'a rappelée avant-hier. "Comment vas-tu ? Voilà, comme chaque année je veux faire quelque chose pour l'anniversaire de maman, une surprise." (Effectivement, d'habitude nous en discutions). "Et donc j'ai décidé, ce sera le 18, chez moi. Je ne sais pas si vous pourrez venir." (Effectivement, elle sait que O travaille le samedi, et que moi je prends le train deux jours plus tard pour les vacances Noël). "Oui parce que ça peut être fatigant, pour toi, de faire l'aller-retour dans la journée. Et puis, je ferai de la fondue chinoise". (Je déteste la viande).
J'ai souri, simplement, mais je ne me suis pas tue. J'ai répondu calmement. Elle a senti que je souriais, s'est énervée. Je lui ai simplement redit, toujours calmement, comment elle m'avait présenté les choses. Nous avons terminé la conversation, j'ai senti son ton vexé. Elle a tenté, une fois de plus, de me reprocher ma méchanceté.

Quoi qu'il arrive, c'est ainsi, je ne pourrai jamais échapper à tout cela. Jamais. Nous serons toujours le jour et la nuit, la bavarde et la silencieuse, la petite et la grande, celle qui a de la poitrine et celle qui n'en a pas, celle qui a un mari et celle qui n'a plus personne, celle qui a un chat et celle qui n'en a pas, celle qui est restée prof et celle qui a démissionné, celle qui joue du piano en virtuose et celle qui a tenté de se rabattre sur le ukulélé.
Celle qui est fragile et celle qui est forte. Un jour, cet équilibre-là a basculé. Dans la mare de sang sur le carrelage. Et depuis, depuis ça me ronge, d'être celle qui est censée être forte.

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Commentaires
M
Très beau billet, qui par certains moments me fait penser à ma relation avec ma mère (qui de son côté ne parle à sa soeur que par avocat interposé - de quoi être contente d'être fille unique).
I
De l’émotion à la lecture de ce texte. Beaucoup. L’histoire d’une vie, son mystère, les liens entre les choses, la quête de sens. Et tout l’amour qui n’est pas dit, en filigrane.
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