Voyages scolaires
Third grade students viewing exhibits inside Burke Museum, the oldest university museum in the West (@ UW Digital Collections)
Jeudi matin, il flottait dans l'air un parfum de sortie scolaire. Évidemment, c’est aussi parce que je venais de croiser deux groupes d'élèves, dehors, assis sur les marches des grands bâtiments, écoutant au soleil un professeur fort animé leur parler de ce qu’ils allaient voir.
En les dépassant, en m'attardant sur leurs tenues, leurs badges nominatifs, leurs sacs et leurs attitudes, je suis envahie entièrement de ce sentiment des derniers jours de juin. Les fenêtres ouvertes dans la salle de classe. Les feuilles des arbres qui bruissent dehors. Les récréations qui s'allongent. S'allongent. S'allongent jusqu'à n'en plus finir. Et ces journées folles, les sorties scolaires, on avait dû faire remplir un mot par les parents des semaines en amont, la date était notée, longtemps attendue, et puis bam, elle arrivait. La préparation des affaires la veille au soir, avec le ventre un peu noué. Le mien ou celui de ma mère ?
L’odeur du car, les sièges en moquette qui ont chauffé des heures au soleil, les vieux chewing-gums collés dans les cendriers cassés, les accoudoirs en mousse délabrés. Je détestais les voyages en car qui me rendaient malade. J’étais incapable (et je le suis toujours) de jouer aux cartes avec les autres ou même de discuter avec les copains du rang de derrière, sans avoir la menace affreuse de vomir sur tout le monde. Il fallait donc bien choisir ma voisine, pouvoir parler, jouer éventuellement à la bataille, sans trop bouger, et chanter, aussi éventuellement.*
Une fois dehors, que ce soit pour visiter une ville, un zoo, une grotte, je me sentais (et me sens toujours) mieux une fois les pieds sur la terre ferme. Malgré ces petits inconvénients, et bien qu’aimant bien l’école, ces journées en pleine semaine passées à l’extérieur avaient un goût délicieux. Le soleil du matin de ces derniers jours de juin, bien présent, déjà chaud mais encore assez doux, la conscience très claire que normalement, à cette heure-ci, nous devrions être enfermés dans la salle de classe à faire du calcul mental ou à copier une leçon écrite au tableau, tout concourait à donner le sourire. Il ne pleuvait jamais ces jours-là, en tout cas je n’ai souvenir que de journées ensoleillées. Les visites en elles-mêmes, quelles qu’elles fussent, m’inspiraient à vrai dire plutôt de l’inquiétude, car j’éprouvais souvent (et j’éprouve toujours) une certaine appréhension devant tout ce qui m’était inconnu. D'ailleurs, tout dans cette situation était inhabituel. L’odeur de mon sac à dos, mon sac à dos turquoise, mon premier sac à dos à moi, qui n’était pas récupéré des affaires de ma sœur, et qui contenait pour l’occasion une gourde remplie d’eau, des petits sandwichs dans du papier alu, et quelques biscuits. Un porte-monnaie, aussi, au cas où, et la responsabilité d’avoir à porter ça, toute seule, ne pas le perdre, savoir que j’avais de quoi être autonome une journée entière ; une sensation étrange, à la fois légèrement angoissante mais aussi très grisante.
Tout changeait ces jours-là.
La petite terreur se mettait à chouiner comme un chaton mouillé parce que des singes malicieux lui tournaient autour. Les gros durs avaient peur de se prêter aux expériences scientifiques rigolotes. Parfois même, les clans éclataient, on se mettait soudain à discuter et à rire avec des camarades avec qui on avait à peine échangé trois phrases en une année.
Le trajet retour en car était toujours un peu plus calme ; étourdis par la fatigue et la chaleur, nous nous laissions bercer par le roulis du bus et par les cassettes de musique que le chauffeur finissait par passer. Les bruits du moteur couvraient celui des discussions et des chants pour ne former qu'un vrombissement. Le soleil, au bout du compte, se couchait, et une fois la nuit tombée, la route devenait un peu inquiétante, le froid tombait, les vêtements de la journée apparaissaient soudainement bien trop légers. L'arrivée au parking, avec les voitures des parents qui attendaient, sonnait le glas de cette journée d'exception, mais elle avait en fait déjà disparu en même temps que le soleil, et ce retour frisquet à la réalité avait aussi, au fond, le parfum d'un certain réconfort, celui de savoir que malgré l'escapade, un foyer nous attendait toujours.
Et sur les sièges arrière de la voiture, assaillie de questions sur le déroulé de la journée, je suppose que je ne livrais (et je ne livre toujours) que quelques mots, difficilement ; parce qu'il était trop difficile de raconter, raconter vraiment, expliquer à quel point à travers des événements si banals, à quel point tout avait changé. Tout avait changé, c'était sûr, et peut-être que le lundi suivant on aurait 12 nouvelles copines avec lesquelles jouer, pendant les quelques jours qui restaient encore avant les grandes vacances ; peut-être que cet été, on partirait à l'aventure avec les voisines, parce qu'après tout, on peut tenir longtemps tout seul, à condition de bien remplir son sac à dos. Une vraie escapade. Comme les Castors Juniors. Tout avait changé, et tout était possible.
Le lundi évidemment, les clans se reformaient et rien n'avait changé.
Rien n'avait changé, mais - et je ne le savais pas - j'avais quand même un peu grandi.
* Ceux qui ne connaissent pas le mal des transports ne peuvent pas comprendre à quel point, non, ce n'est pas marrant de ne pas pouvoir faire partie des "enfants cools du fond du bus". (Mais je mentirais en disant que je le regrette, ni même que je le regrettais sur le moment. Je n'étais pas de ceux-là, je n'ai jamais fait partie de la meute mais... croyez-moi, la meute a mal vieilli. Moi aussi probablement. Mais la vue de leurs photos de vie d'adultes fait sauter aux yeux un affreux conformisme - qui, je le comprends seulement aujourd'hui, était déjà à l’œuvre à l'époque du fond du bus.)