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Coccinelle et Clémentine
28 octobre 2008

...

"Alors tout a commencé à me faire horreur, tout, les passants, les trottoirs d'école primaire, et les phrases légères de ceux dont j'observais le corps oxygéné et triomphant : ma génération qui restait vaseusement jeune jeune jeune.
Ils disaient « tranquille » « à la cool », ils disaient ciao ciao en votant à gauche, achetaient aux épiciers arabes des poignées de bonbons verts en plastique, ils s'exclamaient « je prends aussi les nounours, monsieur » et leur rire transpirait la certitude très juste qu'ils avaient d'être en train de crever quand même. Ma génération remplissait consciencieusement les papiers des impôts et avalait calmement les codes-barres et des brunches. Puis elle rotait de la tequila le week-end et se réveillait tard.
J'étais entourée de Presque Morts affolés d'être encore vivants et ils s'employaient à amenuiser cette sensation qui les tenaillait.
J'avais moi-même des accès de mort comme des évanouissements à mon état de vie.
Je n'allais quand même pas vieillir avec eux. J'étais en train de vieillir avec eux.
Je revenais d'une fuite immense, en vérité je m'étais soustraite à ce qu'on me présentait comme la vraie vie. J'étais allée chercher la Nuit, j'avais dérivé et traversé la terre. J'allais à tâtons, trouvais des extraits d'étincelles inoubliables, des choses vraiment bien.
Alors il fallait les noter, Ne Pas Oublier.
Les Presque Morts, eux, parlaient fort de leur capacité de mémoire en cultivant l'oubli et le divertissement. Et ils faisaient une farandole obligatoire, ma génération me tendait la main, m'attrapait, leurs mouvements me donnaient la nausée.
Ils tournaient consciencieusement, le visage anxieux, pressés de lâcher le plus vite possible ces mains qu'ils tenaient, quitter le cercle pour un strapontin, une chaise, une banquette, le fauteuil, une place.

Quelques mois auparavant, des enfants sans siècle qui brûlaient de tout brûler avaient encerclé la ville de fumées. De ces émeutes qui ne faiblissaient toujours pas, on ne percevait maintenant plus rien loin des portes surveillées de la ville, le silence avait repris son cours.
De grands cars bleu marine roulaient lentement dans la journée, puis se garaient dans les quartiers « à risque ». Là, la Police française reprenait cette vieille conversation l'air de rien, de rafles en vérifications d'identité au faciès. Des enfants restaient cachés sous les tables dans les écoles, les yeux fermés ils apprenaient à ne pas donner leur vrai nom.
On commençait à mourir dans la ville et certains se tenaient à genoux, la main offerte aux passants rapides, voyant dans cette posture la seule façon de se démarquer des autres, allongés dans leurs sacs de couchage au pied des feux rouges, verts.
Le dimanche matin, dans des petites rues coudées aux balcons désordonnés de plantes rares et de fleurs, des files d'attente de près de cent mètres encadraient certaines boulangeries. Les couples de ma génération étaient patients, ils savaient ce qu'ils voulaient. C'est que ce pain, on en avait parlé dans Elle, c'était le meilleur du quartier.

Et comme ça, juste comme on met un pas devant l'autre, les trottoirs et ceux qui y circulaient se sont chargés d'une violence qui m'a regardée attendre. Qu'il se passe quelque chose. Il fallait qu'il se passe quelque chose.
Bien sûr, je me doutais qu'à l'intérieur des Presque Morts on trouverait parfois un vivant. Je les sentais les présences contraintes et muettes. Mais si peu se montraient. Où étaient-ils réunis, comment les reconnaître ? J'étais après tout, moi aussi, anonyme dans mon dégoût, cachée sous une Presque Morte, comme eux. On se frôlait sans se chercher.

Pour beaucoup, je suis disparue depuis presque trois ans. Moi, je vois ça comme une soustraction, une soustraction volontaire, voilà.
Et aujourd'hui je suis dans un état précaire, momentané.
Précaire vient de prière il paraît, c'est toi qui me l'as appris. Mais ce n'est pas à genoux que je me tiens, simplement de côté, en retrait, et j'aime à penser qu'on peut être en suspens un moment, juste avant.
Longtemps on m'a trouvée sage.
Ma génération « faisait la fête » en fin de semaine, j'emploie leurs mots volontairement. Et il fallait « faire la fête » comme on avait fait du reiki, de l'escalade, fait une région du sud de l'Inde. On y rirait en saccades angoissées, on ne s'y entendrait pas vivre, d'ailleurs beaucoup des participants se faisaient prescrire des améliorateurs d'humeur pour que leurs sanglots réprimés arrêtent de se mêler à leurs ersatz de rires. On n'y fêtait rien, leurs fêtes n'étaient que l'envers de leurs jours, un espace autorisé où il était recommandé de « se lâcher à fond » avant de se reprendre, sages, pour le lendemain 8 heures.
Ça va Tranquille À la cool No problème On va pas se prendre la tête

Ces mots indispensables s'envoyaient en l'air régulièrement d'une personne à l'autre. Lancés comme des balles en mousse, ils servaient de pare-chocs. Il fallait les prononcer rapidement, dans chaque conversation, dès que l'on pouvait déceler chez l'autre un silence, un début de sortie d'anesthésie. Comme si, sans ces mots prononcés en boucle, quelqu'un aurait eu la place d'admettre qu'il le savait bien, il était en train lentement de s'étouffer. Il n'arrivait pas à être vivant. D'ailleurs, il s'en souvenait très peu de l'effet que ça faisait d'être vivant, et même s'il s'en souvenait, le fait d'être constamment en contact avec des Presque Morts le gardait protégé de la Vie telle qu'il avait renoncé à la vivre.
À la cool. On va pas se prendre la tête On va pas se prendre la tête.
Bien que je les aie toujours entendus prononcés d'une voix à peu près égale, il me semblait dans certaines fêtes qu'ils étaient hurlés de l'un à l'autre comme un ordre, comme s'ils maintenaient la tête de la personne à qui on les adressait dans un axe idéal, où l'étouffement par ingurgitation forcée de lieux communs serait plus aisé.
Les mots pleuvaient – calme ta joie – comme des injonctions à avancer.

Longtemps on m'a trouvée sage.
Je ressortais de ce qu'ils appelaient des fêtes tôt, ce qui devait signer à leurs yeux mon inaptitude renforcée à être « tranquille ». Je n'étais pas soûle ni raide ou déchirée, mot d'ailleurs totalement mensonger. Dans ces réunions de jeunes payeurs d'impôts obéissants, rien ne se déchirait jamais. Ils tenaient le monde sans l'admettre, et, s'en plaignant de façon régulière, permettaient à ce monde de fonctionner.

Cette année-là, par exemple, ils disaient beaucoup à l'apéritif « on va l'avoir comme Président il faut s'y faire » et leurs yeux brillaient de la petite terreur qu'ils sentaient monter, en l'imaginant, ce type-là, Président. Je voyais de vieux enfants dociles se serrer les uns contre les autres, le corps amolli par le soulagement heureux de se reconnaître tous d'accord. Offusqués des lois liberticides qui se votaient devant eux, ils se mimaient les uns aux autres une angoisse de bon ton à l'idée que leur pays devienne officiellement fascisant, peut-être.
Puis c'était fini, on faisait la fête ce soir après tout, et toutes les phrases prouvant leur innocence de ce qui était en train de se passer dans ce pays avaient déjà été échangées. Voilà, on en avait terminé avec cette excitation à l'idée de vivre dans un pays d'extrême droite.
Ils n'avaient rien fait. Ce n'était pas leur faute.
On parlait alors d'autre chose, parce que la contemplation partagée d'un avenir effrayant était devenue ennuyeuse, aussi. On évoquait les enfants à venir :
« J'irai à la campagne dès que j'aurai des enfants, je ne me vois pas les élever dans les gaz d'échappement. »
Tous allaient à la campagne, plus tard.
J'imaginais l'invasion des provinces françaises peuplées de parents jeunes jeunes, avec leur sac à dos en nylon et leurs robes Isabel Marant portées sur des pantalons. Ils s'extasieraient de leurs tomates inégales, c'est qu'ils n'en avaient jamais vu des tomates comme celles-là, non calibrées européennes, les photos circuleraient sur le Net. Et puis, on mangeait dehors en tee-shirt à Noël, et dans la rue on se disait tous bonjour. Ils en étaient fiers de ce confort, d'avoir eu la sagesse de comprendre où se trouvait la qualité de leur vie.

Les trottoirs des écoles primaires, les pères et les mères qui marchaient sur ces trottoirs, suintaient les prémices du bulletin de vote utile et des bilans suicidaires du dimanche soir qui en découleraient, le tout dans un décor Ikea. J'apercevais celles qui se nommaient elles-mêmes les mamans, et il me semblait que je changeais de sexe. J'avançais au milieu d'elles en me tenant si droite que rien ne me touche, et surtout pas la mièvrerie lugubre qui leur restait sur les bras, une fois qu'elles n'avaient plus rien dans le ventre. C'est qu'elles étaient une mare, avec ce regard de vase plein de contentement, rassurées de ne plus avoir à être aiguisées en permanence. Repus et souriants, les papas et les mamans avaient accompli l'incontestable.
Il suffit parfois de s'intéresser à quelque chose pour en retrouver les signes déclinés partout ailleurs, comme des preuves. Moi, j'étendais ces histoires de trottoirs d'école primaire un peu plus chaque jour. Ainsi, le métro.
Les parents serraient leur paquet vivant contre eux, ou ils le tenaient par la main. On se disait que la naissance d'un être absolument unique qui n'avait encore aucun regret pourrait apaiser ceux qui l'avaient construit. Qu'ils seraient pris de bontés, de souhaits nouveaux.
Aux heures de pointe, il m'arrivait de sourire à une petite fille dans mes jambes. Je voulais appuyer sur sa truffe minuscule mais je ne le faisais pas, je m'égayais de lui sourire. D'un geste du bras, les parents tiraient l'enfant vers leurs jambes, surtout pas qu'elle sorte du territoire. Il y avait une méchanceté dans les regards des pères, une petite colère de possession autorisée, avec les papiers officiels de la naissance tamponnés à la mairie, tout est en ordre, elle est à nous. Une colère toute pleine de son bon droit serrait la main d'un paquet de vie. J'arrêtai de regarder les enfants dans le métro."

Premier chapitre de De ça je me console, de Lola Lafon (Flammarion)
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Commentaires
L
Lu, et forcément sensible à tout ça, avec plus ou moins de réserve.<br /> <br /> Et puis elle ne parle pas de ceux qui font des enfants et qui deviennent esclaves (on ne peut pas, avec les enfants), eux aussi il faut en parler.<br /> <br /> Mais c'est tout de même assez clairvoyant. De là à dire que c'est un truc de génération...C'est chronique l'exode parisienne, les fêtes artificielles, le malaise social, par exemple, non?<br /> Il y a 10 ans, les hommes se battaient dans des clubs de boxe clandestins, il y a 20 ans, Patrick Bateman trucidait des gens, il y a 40 ans, on errait sur les routes...tout ça pour quitter un monde anesthésié rempli de conventions obscures et déprimantes.
S
Ce premier chapitre est particulièrement intense, la suite est peut-être plus diluée au niveau de la construction et du "récit" (si tant est qu'il y ait un récit réellement), et je comprends que ça puisse tomber de certaines mains... Mais il y a un regard et une sensibilité qui ne peuvent pas me laisser de marbre.<br /> Et puis, on peut être aussi tout à fait hermétique au fond de l'ouvrage, que je ne sais plus quel journal qualifiait de "brûlot altermondialiste"...<br /> Bref, tout ça pour m'excuser au cas où la suite, si jamais tu la lis un jour, ne te plaise pas autant.<br /> <br /> En tout cas merci, je n'étais pas sûre que même une seule personne lirait ce texte, ça me fait très plaisir.
J
J'avais un préjugé négatif quant à Lola Lafon, mais ce premier chapitre (juste et inquiétant) donne envie de lire le reste... Merci pour la découverte.
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