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Coccinelle et Clémentine
4 janvier 2008

[Comment c'est, d'avoir internet au boulot]

Je dors debout.
Devant moi, et autour, des dizaines d'étudiants qui travaillent aux tables, seuls parfois, ou en groupe. Ils chuchotent, certains ont leurs bouchons d'oreilles en mousse. J'entends un bip MSN sur un portable de l'autre côté. J'essaie de me rappeler comment c'était, les partiels, comment je n'aimais pas trop ça, mais il faut bien l'avouer, je n'ai jamais foutu grand-chose. J'ai au moins ça pour moi : je n'ai jamais été une bûcheuse et je n'ai jamais eu à travailler d'arrache-pied. Le plus ironique : je n'ai jamais supporté de travailler dans une bibliothèque. Sauf à L'Aquarium national de France, pour mon mémoire de maîtrise, mais c'était différent. Les autres, les BU, je n'ai jamais pu. Même à celle, magnifique, de la Sorbonne ; j'y allais quelquefois, pour le décor, pour le lieu, ou quand je n'avais pas le choix, mais je n'ai jamais pu y travailler vraiment. Dans une salle pleine de mes semblables, tout est trop distrayant, tout est trop attractif. Observer les manies, admirer des visages ou des vêtements, s'agacer de bruits, épier des conversations, lire par curiosités des bribes de titres, de phrases, rester au seuil de l'univers de quelqu'un, et s'y perdre... Impossible de me concentrer sur un travail. Puisque, évidemment, travaillant peu, je fais les choses dans un laps de temps relativement bref mais aussi intense.

Je dors debout et je regarde leurs copies doubles, leurs trousses, leurs chemises à rabats, leurs livres cornés, leurs surligneurs. Tout cela m'est devenu étranger, alors que c'était le centre de ma vie depuis mon enfance. Mes parents allaient à l'école, tout le monde allait à l'école.
Je repense à mes matins d'étudiante. Je dormais aussi debout. Quand j'avais cours tôt. Je ne me rendais pas compte de la chance que j'avais, d'avoir tout ce temps libre. Probablement que je ne me rends pas compte de celle que j'ai actuellement non plus. Je crois que je serai toujours persuadée de manquer de temps - but aren't we all ?

Il y a cette jeune fille étrangère que j'ai inscrite au début de l'été. Elle était hésitante et craintive, je lui ai expliqué beaucoup de choses et l'ai guidée dans ses premiers pas, conseillé des lectures de vacances. Aujourd'hui elle est étudiante. Elle a gagné une assurance incroyable en quelques mois, dans son parler, dans son attitude, elle porte même des mini-jupes plissées avec de grandes chaussettes. A la limite du vulgaire, mais on est toutes passées par là.

Je dors debout et comme chaque jour, je suis à la poursuite de ce frémissement, cette détente exquise de la nuque, ce petit frisson de l'échine que je ne rencontre quasiment plus jamais.

[Ce n'était pas qu'une ombre menaçante. Je m'ennuie. Chaque journée de travail est une sorte de moment à finir, une croix à marquer sur un calendrier, des heures en moins sur les 35 de la semaine, des heures en plus vers la délivrance du samedi soir. La faute à quoi ? A une équipe estropiée et agonisante ? A une chef incapable de beaucoup de choses sauf d'une, diviser pour mieux régner ? A mon enthousiasme émoussé surtout, à la lassitude de travailler plus pour gagner le minimum. Gagner moins je ne peux pas. Travailler moins j'aimerais bien. J'assume. 35 heures c'est encore trop. Comment font les gens ? Je ne sais pas. Avoir une vie ça prend du temps. Normalement.]

Tout à l'heure j'y étais presque. Au frémissement. Et puis non, il suffit d'un alignement raté, et c'est fini. This Dexter cat is way too demanding.

[Je dors debout et un homme vient pour renouveler sa carte d'emprunt et celle de sa femme. On ne le fait pas normalement, sans la présence de la personne, et sans une pièce d'identité. Il me présente leurs demandes de réfugiés. Dans sa main, une méthode d'apprentissage du français.

Je me plains parce que je suis une saloperie et une vilaine enfant gâtée, mais ce boulot, avec tous ses côtés chiants, a le mérite de me mettre au contact d'une diversité de personnes forcément enrichissante.]

Leurs fiches bristol leurs fascicules leurs écouteurs leurs trieurs leurs petits post-its en marque-pages leur top crunch sous la table leurs gilets à capuche leurs balancements en arrière sur leur chaise leur perplexité devant des intitulés leurs efforts leurs soupirs leurs sourires sur un texto reçu.

Ils continuent à arriver. Les BU sont encore fermées mais nous n'avons que 60 places assises. Leurs hésitations à se résigner à s'asseoir à côté d'un autre. Leur manière de jauger, de voir si la cohabitation sera possible, de tourner, d'errer, et de repartir, parfois. Ils arrivent, sans cesse. Ils ont tous le même temps d'arrêt quand, arrivés en haut des escaliers, ils trouvent la salle pleine. Celui-ci a, sur la poche avant de son Eastpak, écrit "Ensemble tout devient possible", au blanc correcteur.

Midi passées. Certains commencent à se lever. L'appétit les appelle. [Vraiment ?] Ils n'auront travaillé qu'une petite heure et demie. Leur conscience est tranquille.
Je crois que c'est ça qui m'insupportait plus que tout, en travaillant à la BU : cette sensation que tous, là, étaient fiers d'eux. Leur sentiment de travailler, d'être sérieux. Leur satisfaction me dégoûtait.

Aujourd'hui je les regarde avec un mélange d'envie et d'espoir. S'il reste des gens aspirant à apprendre, à être autre chose que productifs et rentables, s'il reste des gens pour passer des heures sur un sujet de dissertation ou sur un problème "qui ne sert à rien dans la vie", alors oui j'accepte de croire en l'avenir de ce pays, de cette planète. [et je suis grandiloquente si je veux.]

***

Ils ont réparé les murs de la station Place d'Italie. Ces dernières semaines, tous les carrelages avaient été enlevés, laissant le mur à nu, avec ses trous, et sa mocheté. J'aimais ça, traverser ces couloirs dévastés tous les matins, parce que ça me donnait l'impression de vivre dans un pays en guerre. Les autres gens aussi, je suis sûre. Se lever tous les matins et marcher dans un truc moche.
Aujourd'hui de nouveaux carrelages recouvrent tout ça. Le masque est revenu. J'ai oublié la guerre. On a tous oublié qu'on marche dans un truc moche.

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Commentaires
V
C'est un très beau texte, très évocateur. Et tellement plus intéressant que les contenus de sacs ou de frigos... Comme quoi, l'inspiration,...
D
Je me reconnais dans tes mots, je me vois au détour d'une virgule, j'ai cette sensation moi aussi d'avancer parfois trop vite, sans plus trop savoir pourquoi, sans avoir le temps de regarder en arrière, pour ne pas oublier qui j'étais hier.
P
rha ça me manque aussi. maintenant je suis jalouse de ces étudiants...
L
Je viens voir ce blog tout les jours dans l'espoir d'y voir un message, je crois que je n'y ai jamais posté, c'est chose faite.<br /> J'aime bien ton avant dernier paragraphe. Parce qu'actuellement je déteste tellement la structure dans laquelle j'étudie (la sacrosainte "cpge" quoi.) que "réfléchir sur une dissertation qui sert à rien", au lieu d'adorer ça comme avant, je me mets à détester et que j'ai la nostalgie de ce temps (il y a 6 mois à peine) où je trouvais ça génial de disserter sur un truc inutile à tous en y mettant tout mon coeur.
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