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Coccinelle et Clémentine
10 août 2007

Solange

Solange est une vieille habituée.
Solange est vieille. Elle a de vieux cheveux courts gris, elle est plutôt trapue, donc pas très grande et assez épaisse, et elle marche avec une canne. Elle boîte un petit peu.
Solange est une habituée. Elle ne vient pas tous les jours mais enfin elle vient très régulièrement. Régulièrement elle vient s'asseoir, jamais dans les chauffeuses, parce qu'elles sont trop basses n'est-ce pas mademoiselle alors je ne peux pas me relever, jamais sur les sièges tout neufs à hauteur adéquate, parce que... ah non, pas de raison à cela. Régulièrement elle lit le Figaro, il faut qu'il soit là quand elle arrive.

Solange est une vieille chieuse. De ces gens qui parce qu'ils sont "habitués" se croient obligés de "faire comme chez eux". Elle s'assoit toujours sur les chaises réservées aux gens qui vont s'inscrire, les déplace, les met à son aise, bouche le passage, gêne d'autres gens ou nous gêne, nous. Elle demande toujours des bouquins farfelus à la banque de prêt et non au poste de renseignement, surtout quand il y a du monde derrière elle.
Elle grogne quand le Figaro n'est pas à sa place.
Évidemment, ses lectures font qu'on a envie de la juger vite.

Car pour tout dire, Solange est une vieille salope. Le genre à, quand elle a repéré que tu es une nouvelle recrue, et que toi, là depuis 5 jours, tu es bienveillance et ouverture à toute épreuve, te demander un truc très très compliqué à faire. Voir ton échec. Grogner. Devenir méchante avec toi. T'observer réagir.
Ma collègue Poissonnette a eu moins de chance que moi sur ce coup-là. Solange l' poussée, à bout, jusqu'à la faire s'énerver, elle qui est toute en retenue, elle a été jusqu'au conflit. Elle a gagné.
Avec moi ça a été différent. (Mais la lutte n'est pas finie.) Elle m'a d'abord fait le coup de ses recherches interminables sur des bouquins obscurs. Manque de bol, je l'avais entendue demander la même chose à une collègue quelques jours auparavant. Je lui ai donc refait sa recherche, montré les résultats, et quand elle a commencé à jouer les princesses je lui ai dit non, que ma collègue avait déjà fait ce travail, qu'elle pouvait tout aussi bien apprendre à se servir des catalogues publics, que ça lui rendrait bien service. Gentiment mais très fermement. Elle n'a rien dit, elle est partie, mais elle n'a pas grogné non plus. Le respect était gagné, mais pas la confiance.
Et puis un jour elle est venue avec son Figaro en me le jetant sur ma table et en me disant Mademoiselle effacez-moi ça c'est intolérable. Je baisse les yeux ; sur le journal, une inscription vaguement antisémite, au stylo-bille. Je dis vaguement, ce n'est pas pour choquer, c'est juste que j'ai lu des choses bien pire. Alors là, surjouant à mort, je me saisis d'un gros feutre noir pour recouvrir les mots, en m'exclamant d'un ton profond que Comment peut-on, vous avez raison, c'est absolument inadmissible, comment peut-on. Tout en gribouillant, que se passe-t-il, l'expérience du théâtre qui fait que je ne peux plus jouer sans être sincère ? Je ne sais pas, toujours est-il que je gribouille et tout en gribouillant je pense à cette inscription et je me vois, là, dans une bibliothèque fréquentée par des gens majoritairement "honnêtes", être obligée de masquer un truc pareil, et les larmes me viennent aux yeux. Je rends alors son Figaro à Madame, elle voit mon regard embué et me remercie, intimidée.

Aujourd'hui, Solange est toujours égale à elle-même. Elle insulte les autres vieilles qui sont un peu lentes, elle grogne, elle boîte, elle lit le Figaro. Et puis elle a ce truc, d'avoir régulièrement sa carte bloquée, et, comme par hasard, toujours par un bouquin que OOOhlà elle a rendu il y a bien longtemps, pour qui la prend-on, pour une voleuse ? Si bien qu'en fait je la soupçonne, lorsqu'elle a un retard, de directement poser le bouquin - ou la revue - en rayon, pour faire croire à une erreur informatique ou humaine de notre part. Moi je m'en fous, alors je joue son jeu, je lui dis Bien sûr, vous l'avez rendu, bien entendu, je suis sûre que si je vais voir en rayon je vais l'y trouver, d'ailleurs j'y vais. Mais je ne souris plus. Je lui dit sèchement. Je lui retire l'amende, le plus sérieusement du monde, et je ne m'excuse pas au nom de l'équipe. Et là, elle me remercie pour ma gentillesse.
Dans ces moments-là je m'en veux, parce qu'au fond de moi je sais bien que ce n'est pas de la gentillesse puisque si je pouvais lui crier mon mépris je le ferais.
Et puis en fait, je me dis que ça la change, entre ceux qui lui passent tout et ceux qui la traitent comme une sorcière.

Solange est une vieille femme et comme toutes les vieilles femmes un peu capricieuses, j'éprouve pour elle une alternance de mépris haineux et de compassion - la compassion que j'ai pour ce que je pourrais bien devenir, et le mépris pour ce que je veux à tout prix éviter de devenir.

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